Anne-Sophie Bruno : « Le bonheur au travail est une notion assez récente »
Pour cette historienne, spécialiste des questions de santé et de condition de travail, maître de conférences à l’Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne, les inégalités demeurent fortes, entre cadres et ouvriers mais aussi d’un secteur économique à l’autre.
La Croix : Est-on plus heureux au travail aujourd’hui qu’hier ?
Anne-Sophie Bruno : Le bonheur au travail est une notion assez récente. Jusqu’aux années 1990, personne ne parlait de « bien-être », de « satisfaction » ou de « qualité de vie au travail ». Pas mêmes les partenaires sociaux. L’exigence d’épanouissement, dans la vie en général et au travail en particulier, n’existait pas. En tout cas pas de la même façon qu’aujourd’hui.
Il y a trente ou quarante ans, le débat public se focalisait autour de la notion de santé au travail, au sens strict – accident du travail et maladie professionnelle – et dans un second ordre sur les questions de pénibilité. Résultat, il est difficile, aujourd’hui, de dresser des tendances de long terme sur la notion de bonheur au travail.
Le progrès et le développement économique ont tout de même permis d’améliorer les conditions de travail…
A.-S. B. : Oui, il existe des éléments objectifs pour le mesurer, par exemple la baisse des accidents mortels sur les lieux de travail ou l’augmentation de l’espérance de vie. De nombreux secteurs économiques, comme l’automobile, ont réussi à négocier des conventions collectives protectrices, y compris sur le plan de la santé.
Mais il faut tout de même balayer l’idée d’un progrès linéaire depuis les Trente glorieuses. Les inégalités demeurent fortes, et pas seulement entre cadres et ouvriers. Certains secteurs se sont moins organisés et sont restés à l’écart de ces progrès.
C’est le cas du bâtiment et des travaux publics, de la confection et de façon générale de tous les services aux entreprises qui ont basculé vers l’intérim : le nettoyage, la comptabilité… Ce sont d’ailleurs des secteurs qui emploient aujourd’hui une main-d’œuvre jeune et très féminisée.
Le travail n’est-il pas moins pénible physiquement ?
A.-S. B. : Le modèle tayloriste produisait de l’ennui sur les chaînes de montage et de nombreux troubles musculosquelettiques. Cela favorisait les arrêts de production et la dégradation de la qualité.
Certains secteurs ont évolué moins vite – c’est le cas de l’industrie agroalimentaire par exemple, des ateliers de découpe et d’abattage – mais d’autres ont largement fait évoluer l’organisation du travail.
Mais dans le même temps, d’autres impératifs sont apparus, en particulier les exigences de zéro défaut et de flux tendus. La pression est devenue plus forte sur des salariés à qui l’on demande d’être polyvalents. Parallèlement, les marges de manœuvre pour rendre le travail plus supportable se sont réduites : avant, il était plus facile d’abandonner un poste pénible en cours de carrière pour prendre une fonction plus protégée. En période de crise, c’est devenu plus difficile.
Cette intensification a également gagné les cadres et professions intermédiaires ?
A.-S. B. : On parle de santé mentale au travail depuis le XIXe siècle, mais cette notion a longtemps été occultée par la pénibilité physique liée au travail industriel. Les syndicats de salariés ont commencé à se saisir de cette question dans les années 1990 et le grand public dans les années 2000, en particulier avec la médiatisation des suicides chez France Télécom.
Dans les entreprises, les cadres sont soumis à une pression plus forte sur les résultats à atteindre et font preuve d’une demande accrue de participer aux décisions. Mais la qualité de vie au travail est aussi plus fréquemment perçue comme un instrument de la productivité.
Le fait que la santé économique d’une entreprise dépende aussi de la santé de ses salariés est mieux admis. Il ne faut pas faire preuve de naïveté, mais c’est un discours tenu de plus en plus souvent par les organisations patronales.
Source : quotidien La Croix