Une cordée pour l'emploi des cadres
AVARANEWS N° 55 NOVEMBRE 2022
Martin Richer, Terra Nova : « Nous proposons la création
d'un droit opposable au travail hybride »
Le Think tank Terra Nova vient de publier un rapport* formulant 86 propositions pour instaurer notamment la mise en place d’un droit opposable au « travail hybride socialement responsable » dans les entreprises. Qui passerait notamment par la création d’un socle annuel de 24 jours télétravaillés pour les salariés. Entretien avec Martin Richer, co-auteur du rapport.
Quels constats établis sur la pratique du travail à distance ont poussé Terra Nova à la rédaction de ce rapport ?
Martin Richer : C’est un sujet auquel nous nous intéressons depuis 2013 et la publication d’un premier rapport sur l’amélioration des conditions de travail qui faisait du télétravail un levier de cette amélioration. Depuis, nous avons produit d’autres publications sur la question. Dans ces conditions, nous avons étudié de près les pratiques des entreprises en matière de travail à distance durant les séquences de confinements. Nous en avons tiré un rapport (Déconfiner le télétravail, 19 novembre 2020) démontrant que L’Etat et les entreprises n’avaient pas su tirer les enseignements du premier confinement en matière de télétravail. Au cœur de la crise, près de 30% des salariés français ont travaillé à distance. Cette proportion est redescendue depuis, mais ce qui nous a interpellé dans cette dernière enquête, c’est le constat qu’une partie non négligeable des salariés qui auraient pu télétravailler et qui en avaient émis le désir n’avaient pas pu le faire à cause de managers réticents. Toujours cette vieille antienne que « dans télétravail, il y a télé »… C’est à ce genre de préjugés que nous opposons un droit opposable au télétravail selon les modèles allemand et hollandais avec la mise en place d’un socle annuel de 24 jours télétravaillés, idéalement négocié par les partenaires sociaux dans le cadre d’un ANI dont les conclusions pourraient être rediscutées après trois ans. Cela nous paraît un bon compromis entre une pratique du travail distanciel à 100% qui détruit le collectif de travail et le tout-présentiel.
Vous proposez également la création d’un « titre télétravail ». A quel effet ?
L’idée qui guide cette proposition, c’est de rendre le télétravail plus accessible pour les salariés, mais sans renvoyer systématiquement ceux-ci à la maison où ils risqueraient l’isolement professionnel. Car le travail a aussi une dimension émancipatrice. Mais avec ce « titre télétravail » construit sur le modèle du titre-restaurant, la possibilité sera offerte aux salariés d’accéder à des tiers-lieux pour trouver un compromis entre le lieu de travail et le domicile. Ce titre pourrait être financé par l’employeur, le CSE, mais aussi les collectivités territoriales qui pourraient trouver un avantage au développement des tiers-lieux afin de réduire la désertification des centres-villes dans les villes moyennes. Pour imaginer le montant de ce titre, nous nous sommes calés sur la proposition de loi de l’ancienne députée Frédérique Lardet qui fixait à 600 euros la valeur de ce « chèque » tout en la rendant modulable en fonction des situations personnelles (enfants en bas-âge, handicap, locataires de logement exigus, etc.)
Vous souhaitez que ce droit opposable au travail hybride s’instaure par accords, mais quid des PME ou TPE où le dialogue social est embryonnaire, voire inexistant ? Leurs salariés ne risquent-ils pas d’être désavantagés par rapport
à ceux des grandes entreprises ?
C’est un problème, effectivement. C’est pour cela que nous préconisons que les branches professionnelles s’emparent du sujet et négocient des accords-type dont les TPE et PME pourraient se saisir pour instaurer le travail hybride en leur sein. Nous préconisons même une certaine forme d’obligation pour ces entreprises qui, une fois l’accord de branche négocié, disposeraient de dix-huit mois pour l’adapter en interne.
Autre injustice potentielle : tous les postes de l’entreprise ne sont pas « télétravaillables ». Vos propositions ne risquent-elles pas de creuser encore l’écart existant entre des cadres susceptibles de travailler à distance et des agents de production contraints à la présence sur site ?
Justement. Pour déterminer ce qui pouvait relever du télétravail, nous avons adopté une position radicalement différente de celle du ministère du Travail. Lui ne parle que de « postes », nous, nous avons opté pour une analyse à partir des tâches. Et en adoptant ce point de vue adossé sur la cartographie des tâches décrites dans les documents uniques d’évaluation des risques professionnels (DUERP) des entreprises, nous avons calculé qu’un salarié disposait de deux fois plus de temps « télétravaillable » que si l’analyse est réalisée en fonction des métiers. Prenons par exemple l’activité d’un opérateur de maintenance réseau chez un opérateur téléphonique. On imagine un salarié toujours en déplacement pour se rendre à ses rendez-vous, inéligible au travail hybride. C’est vrai si l’on s’en tient à la définition de son poste, mais cela devient faux si l’on analyse son travail à partir de ses tâches. Ainsi, cet opérateur passe un certain nombre d’heures hebdomadaires à la prise de rendez-vous ou à la commande de pièces de rechange. On peut imaginer un certain nombre de ces tâches regroupées afin de lui permettre d’accéder au télétravail. Autre situation : lors de la réalisation de l’enquête qui a conduit à la rédaction de ce rapport, nous nous sommes aperçus que les logiciels vieillissants utilisés par la Mairie de Paris avaient empêché un certain nombre de ses agents de pratiquer le travail à distance lors du premier confinement. L’Hôtel de Ville a donc investi pour moderniser ses logiciels. Nous proposons, que chaque entreprise réalise avec l’appui de l’expert économique du CSE une estimation des gains financiers réalisés par la pratique du télétravail et qu’elle débloque, par accord, une partie de ces gains sous forme d’un budget dédié à l’amélioration des conditions de travail, permettant à un maximum de salariés d’avoir accès au travail hybride et de réduire la pénibilité pour les tâches qui ne peuvent être télétravaillées.
Toutefois, il est utile de rappeler que le rapport ne recommande pas le tout-télétravail. Au contraire, nous insistons beaucoup sur le maintien de « moments collectifs » - ce qui ne signifie pas qu’ils doivent être impérativement présentiels – pour conserver la cohésion des équipes. Sans quoi, les entreprises risquent effectivement de creuser un peu plus le fossé opposant cols bleus et cols blancs. Entre les travailleurs de deuxième ligne qui ont tenu le choc du Covid et n’en ont pas été correctement récompensés et travailleurs de la troisième ayant pu télétravailler depuis chez eux. Il est impératif que les RH s’emparent de cette problématique pour pouvoir maintenir des rituels et des échanges, comme l’affirme aussi le dernier baromètre de l’ANDRH. L’idée du travail hybride, c’est de faire tomber les murs entre télétravail et travail sur site en permettant des interractions entre les deux.
Ces interactions sont-elles entrées dans les mœurs des entreprises ?
Non et c’est un problème. Lors de notre enquête, un chiffre particulier nous a troublé : 71% des directions ne projettent pas de former leurs managers au management du travail hybride. Or, lors du premier confinement – mars-mai 2020 – c’est le management intermédiaire qui a tenu les organisations à bouts de bras pour qu’elles ne s’écroulent pas. Il faut arrêter de compter sur la seule volonté des managers intermédiaires et organiser des espaces pour imaginer la mise en place de modes de travail hybride responsable. Nous proposons de mettre en place un dialogue professionnel entre managers pour échanger sur leurs bonnes pratiques mais aussi avec leurs équipes. Qu’est-ce qui a été mis en place ? Qu’est-ce qui a fonctionné ? Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné, etc. Il faut laisser les premiers concernés brainstormer et organiser des réflexions sur l’organisation des conditions de travail prenant en compte le travail hybride.
Benjamin d'Alguerre
Source : INFO RH
Publié le : 10 octobre 2022
*Comment les nouvelles organisations du travail transforment l’entreprise : pour un travail hybride socialement responsable, Par Aurélia Andreu, directrice RH, groupe CSF, Paul Montjotin, directrice du développement, WebForce3 et Martin Richer, fondateur, Management & RSE.
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